Pierre Paperon participe activement à l’écosystème qui s’est formé autour des usages possibles des échanges décentralisés par une forme de blockchain, en ce qui concerne notamment l’énergie. Il a récemment communiqué par un article remarqué sur les réseaux sociaux et par une conférence le 6 avril à l’EMLyon Business School (Campus de Paris) consacrée à ce qu’il appelle la « Blockchain 2.0 ».
L’article de Pierre Paperon auquel je renvoie principalement est intéressant et profond. En témoigne l’inscription qu’il fait de l’origine du mot token dans les deux champs de l’histoire et de l’informatique – alors que dans ces deux domaines on voit des gens étonnés de découvrir que d’autres qu’eux utilisent le mot ! Il faut aussi noter que l’auteur n’oublie pas d’intégrer le critère de légalité dans son crible, ce qui distingue son discours de pas mal de boniments sur la blockchain. Et qu’en conférence, il rappelle avec humour que pour celui qui brandit un marteau tout ressemble (abusivement) à un clou : la blockchain ne peut pas tout faire !
Ceci posé, son accroche au réel reste encore parfois un peu faible. Quand Paperon écrit que la blockchain permet de fabriquer ces unités plus petites que l’on peut appeler des « crypto-kWh » par exemple et qui ne sont rien d’autre que des kWh dont la production a été authentifiée par un compteur il faut évidemment lire que les crypto-kWh représentent par convention les kWh, à la façon dont un petit morceau de bois peint en rouge représente un hôtel au Monopoly, cette restriction n’enlevant rien, au demeurant, aux perspectives de la vente d’énergie en P2P grâce à une blockchain.
Donc si j’accepte sa définition du token qui est une unité de compte, un quantum d’information en fait, que l’on certifie et authentifie avec la blockchain je suis moins convaincu par sa définition de la tokénisation qui serait l’opération par laquelle, de quelque chose de continu ou de masse, on a extrait des unités que l’on peut commercialiser, échanger, valoriser, stocker si c’est possible, transporter, partager.
Pinaillage ? Non : ce qui permet la « vente au détail » de l’électricité photovoltaïque, ce n’est tout de même pas la seule blockchain, qui serait ici impuissante sans les compteurs divisionnaires. C’est le compteur (une machine vendue par un tiers de confiance, ce qui n’est pas très « blockchain spirit ») qui permet le saucissonnage du flux et le comptage de quantums, même si c’est ensuite la blockchain qui permet à tous les « compteurs », enrichis de fonctions de hashage par exemple, d’organiser un marché non centralisé et fiable.
Comparer une révolution computationnelle (Leibniz) et une révolution technologique (Satoshi) induit ce genre de confusion.
Reste que l’exemple de l’énergie (qui est je crois le domaine principal des recherches de Paperon) est – justement du fait du compteur électrique – pain béni pour l’extension de la tokenisation au delà du domaine du paiement. Mais ce n’est pas un hasard : le kWh a substantiellement des aspects monétaires sur lesquels on ne s’étendra pas ici, exactement comme les unités téléphoniques qui servent déjà aux échanges dans certains pays.
Seulement, exemple après exemple, on a le sentiment d’un relâchement : le pot de miel que l’on va tokeniser est-il local ? français ? bio ? de quelle essence ? Les œufs ont-ils été pondus comme-ci ou comme ça ?
Un rapide tour dans un hypermarché permet (surtout aux plus anciens qui se souviendraient de ce à quoi ressemblait une épicerie de centre ville dans les années 60) de voir que la marchandise est aujourd’hui de moins en moins fongible. Enquête faite, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si chaque yaourt est différent, si les maitres créateurs chocolatiers ont multiplié jusqu’au vertige le nombre de tablettes proposées. Cela fait partie de l’esthétisation du capitalisme, d’un capitalisme de la frivolité de la valeur.
Quant à la volonté de traçage (les pièces détachées de voiture évoquées dans la conférence) est-il nécessaire de mettre en place un système décentralisé quand un traçage par chaînage de transactions cryptographiques peut aussi bien être mis en place au sein d’une filière organisée (automobile, médicament, vin…) par un organisme régulateur ou syndical ? On me dira que les blockchains présentent ici l’intérêt (la commodité) d’une inter-opérabilité, qu’elles renforcent la linéarité du registre qui n’est pas sans intérêt en matière de raçabilité. J’attends les use-cases concrets pour trancher…
Et quant au temps (avec lequel l’argent comme on sait entretient des liens sur lesquels j’ai récemment écrit) sa marchandisation pose de redoutables problèmes, que Paperon évoque en suggérant fort classiquement que l’heure d’un avocat n’est pas forcément équivalent à celle d’un pompier. Bien sûr on comprendra que c’est en prix de marché (pas forcément en valeur humaine) qu’il n’y a pas équivalence. Mais il faut approfondir : mon heure de nuit, ou du mois d’août, valent bien plus cher que celle d’un milieu de journée en février. Comme on ne se baigne jamais dans le même fleuve, aucune heure de ma propre vie n’est comparable aux autres. Alors les comparer à celle du voisin, il n’y fait pas « compter » ! Accessoirement le temps de disponibilité des automobiles est affecté de la même asymétrie. Et son usage n’est pas du tout le même dans les centre-villes et dans un hameau…
Au fond, de même que la blockchain ajoute quelque chose aux compteurs électriques et ne se comprend pas sans eux, elle ne peut ajouter du calcul à ce qui n’est pas computable. Par rapport au vieux modèle du SEL (système d’échange local : Paperon parle très justement de SEL 2.0) sans doute peut-elle détecter plus vite le passager clandestin, le mauvais joueur. Mais elle ne peut changer la nature des relations : les meilleurs SEL sont ceux dont on peut se passer (j’achète les œufs du voisin parce que c’est le voisin et que je connais ses poules, et pour ce faire je n’ai besoin ni du SEL ni de la blockchain). Même s’il avoue en conférence que les chiffres des SEL sont bien moins enviables que la réputation dont ils jouissent, Paperon passe un peu vite, je crois, sur leurs limites pratiques.
Donc même si certains le lui reprocheront (car ce n’est pas très décentralisé) je pense que Paperon a raison d’accrocher, dans son article, ses hypothèses de développement de blockchains locales aux communes (aux municipalités) au moins autant qu’aux SEL. Je trouve même dommage qu’il ne présente pas l’idée centrale qui serait le paiement d’une partie des taxes locales avec les tokens de la blockchain locale.
Au total, Paperon n’est pas naïf et ne mésestime pas les difficultés ou les résistances. En revanche, et même si la présence de Vidal Chriqui au sein de son Observatoire des blockchains est de bon augure, il paraît à certains égards, notamment en conférence, avoir découvert le bitcoin via la blockchain, ce qui n’est probablement pas le parcours heuristique optimal.
Pourquoi ? J’ai parlé au début de mon article de l’accroche au réel que peuvent apporter, en la matière, l’histoire, l’informatique, mais aussi le droit. Or, en matière de droit, on trouve souvent l’expression de «droit positif». Cette expression à la curieuse consonnance psychologique provient en fait du mot latin positum qui signifie «posé», et désigne désigne le droit tel qu’il existe réellement.
Je voudrais suggérer ici que le bitcoin est la blockchain positive. Autrement dit : dans le discours « blockchain », Bitcoin, que tant de gens veulent oublier sous le prétexte de le dépasser, joue le rôle d’une ferme et utile attache à la réalité.Une pratique concrète et active de qu’on se plait à désigner comme «technologie blockchain» ne peut contourner ce fait. Ce fut, dès février 2016, la position du Cercle du Coin : Pas de révolution Blockchain sans Bitcoin !
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