On remarque depuis quelque temps que le Bitcoin et plus particulièrement la Blockchain prend de plus en plus d’importance. Cependant pour qu’un objet soit considéré comme sérieux, outre l’intérêt du public et des politiques, il demeure l’importance des publications universitaires. Et pour ce qui est du Bitcoin pour l’instant les prises de position des chercheurs sont assez rares. Toutefois on peut relever un universitaire français qui témoigne un certain intérêt pour le Bitcoin et qui produit des documents accessibles en ligne. C’est Jean Paul Delahaye qui a déjà écrit sur le Coin Coin, professeur émérite à l’université de Lille 1.

Du reste le milieu universitaire s’exprime dans quelques revues spécialisées telle la Revue Banque mais ne semble pas encore trop concerné par le sujet. À l’inverse on a pu voir un MOOC sur le Bitcoin réalisé par un professeur de Princeton et de nombreuses autres initiatives similaires dans les pays anglo-saxons. De là à penser que la recherche francophone est plus rigide il n’y a qu’un pas. Cependant on voit de plus en plus de désir de formation sur le sujet avec par exemple la certification Eureka ou la formation de Canton Consulting. Mais le milieu universitaire semble enfin pouvoir être pénétré, du moins en France, et Jérémie Dubois-Lacoste dispense ce mois-ci un cours sur le sujet à l’Université du Littoral Côte d’Opale à Calais.

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Jérémie Dubois-Lacoste

À l’occasion de ses cours qui commencent nous l’avons interviewé pour en savoir un peu plus sur la question :

Peux-tu te présenter rapidement ?

J’ai un background informatique universitaire. D’abord un master de l’université de Nantes, dont je suis originaire. Par la suite j’ai effectué un doctorat en optimisation combinatoire au laboratoire d’intelligence artificielle à l’université libre de Bruxelles (ULB) : en gros j’essaye d’inventer et d’écrire des algorithmes qui résolvent des problèmes fondamentaux comme le « voyageur de commerce », et qui le font mieux que les algorithmes existants. J’ai ensuite été financé ces deux dernières années comme chercheur, travaillant sur des projets Européens. Je vis toujours à Bruxelles.

Depuis quand t’investis-tu dans le Bitcoin ?

Depuis fin 2012. J’ai été assez vite fasciné et j’ai « plongé » en m’investissant rapidement sur de multiples fronts : techniquement en développant des services basés sur Bitcoin, socialement en fondant et organisant le groupe meetup de Bruxelles, puis l’association Belge et en ce moment en participant à la création du « Cercle du coin ». Peu à peu mes activités « crypto » se sont professionnalisées. En parallèle de mes activités de recherche j’ai fondé avec deux amis également docteurs en informatique et « bitcoiners » de la première heure une société de consulting : Cryptosphere Systems. On propose du consulting de recherche et/ou développement sur Bitcoin mais aussi dans le domaine plus général des systèmes reposant sur le concept de blockchain. Enfin, certains projets personnels sont dans les tuyaux, j’espère qu’ils verront le jour prochainement de manière formelle. Afin de me consacrer pleinement à ces activités, j’ai décidé pour un an de ne pas m’engager dans un nouveau contrat de recherche à l’université. Pendant cette période je reste néanmoins officiellement attaché à l’université (j’y garde même mon bureau), et je n’ai pas l’intention de me couper de la recherche totalement. Mais la « Blockchain » est désormais mon boulot et la recherche mon hobby, l’exact inverse de ce que je fais depuis quelques années.

Passons au choses sérieuses … Peux-tu nous expliquer quelle est la formation/cours que tu vas dispenser ?

Il s’agit d’un cours intitulé « Blockchain et consensus décentralisé », dispensé aux M2 informatique spécialité « Ingénierie des Systèmes d’Information DIStribués » (ISIDIS).

Le nombre d’heure est limité par rapport à leurs cours plus habituels car c’est une première, pour l’université, pour les étudiants et moi-même.

L’idée est de leur donner une idée du concept nouveau de consensus décentralisé tel que proposé avec l’introduction de Bitcoin. Comment on y arrive techniquement (ce qu’on ne savait pas faire il y a 7 ans !), et un aperçu de ce qu’on peut faire avec. J’ai choisi de passer d’abord plusieurs heures à présenter Bitcoin. Si historiquement ça a été la vraie innovation dans ce domaine, je crois que ça reste aussi la meilleure introduction pour des informaticien : se pencher sur un système particulier pour le comprendre, et ainsi digérer les grands principes qui le gouvernent. Ces principes sont tellement nouveaux, même pour des informaticiens, qu’il est difficile de les aborder de front de manière purement abstraite. Ensuite on peux généraliser et passer en revue les différents types de systèmes basés sur des blockchains, par exemple les systèmes fermés (« private blockchains »), les systèmes privés (« permissioned blockchains »). Ces différentes solutions partent de postulat de départ très différents et offrent des caractéristiques assez différentes à leurs utilisateurs. L’idée générale n’est pas de faire des étudiants des experts sur le sujet, mais de les familiariser et les inviter à réfléchir à ces concepts. Par la suite ça fera déjà une énorme différence s’ils doivent approcher le sujet dans leur vie professionnelle. Ils ne le réalisent pas, mais il est probable que dans quelques années le sujet soit aussi « hot » que les « big data » aujourd’hui. Ces formations vont certainement se généraliser et le consensus décentralisé, l’idée de preuve de travail, seront des composantes habituelles de nombreux cursus informatiques dans l’avenir.

Comment as-tu obtenu cette proposition, cela vient de toi ou de l’université ?

Le responsable du Master 2 est une connaissance car on travaille dans le même domaine de recherche. On se retrouve donc régulièrement à droite à gauche sur des conférences scientifiques. On avait justement discuté de Bitcoin à Madrid en juillet. Ayant ensuite lu un peu sur le sujet, il a été suffisamment intéressé et m’a demandé si j’accepterais de donner un cours aux étudiants de M2 cette année. J’étais évidemment enthousiaste, et je suis persuadé que c’est une bonne chose pour ce cursus de master, les étudiants, et au delà pour l’université du Littoral Côte d’Opale qui montre ainsi un certain esprit d’initiative. A ma connaissance, il n’y avait que trois universités dans le monde qui dispensent officiellement des cours sur le sujet : le MIT, Stanford, et Nicosie en Chypre. Cette année il faut aussi compter avec Calais. Cocorico !

Penses-tu que les choses sont en train de s’ouvrir chez les universitaires ?

Tout doucement. Pour le moment, plus lentement que ce qu’on voit sur le marché du travail privé en tout cas. Il y a pourtant certains universitaires influents qui sont ouvertement intéressés, mais peu s’impliquent concrètement, que ce soit pour insérer les blockchains dans les cursus ou monter des projets de recherche. Il est compliqué  lorsqu’on fait une carrière académique de s’impliquer vraiment dans un sujet parallèle à son sujet « habituel », sur lequel on a basé sa carrière et pour lequel on est reconnu. Je pense que cela demandera une nouvelle « génération » de scientifique. Je veux dire par là qu’en plus des mémoires de fin d’études, de plus en plus de doctorats commencent aujourd’hui à être financés sur le sujet : lorsque dans quelques années ces futurs docteurs seront en mesure de trouver des financements par eux-mêmes, on verra une explosion de projets sur le sujet. C’est la situation actuelle dans le monde, mais en France en particulier, on ne brille pas par notre avance pour le moment.

Quel est ton avis sur la dichotomie actuelle entre Bitcoin et blockchain ?

On entends beaucoup d’avis très tranchés sur la question. D’un coté on a les « maximalistes » Bitcoin, qui sont persuadés que tout autre système mentionnant « blockchain » de près ou de loin est voué à l’échec, qu’il ne doit en rester qu’un et que ce sera Bitcoin, sur lequel viendra se greffer tout le reste. De l’autre, on a ceux qui sont ouvertement fans de « la blockchain » mais préfère jeter Bitcoin aux oubliettes ou même tirer dessus à boulet rouge. Ce dernier point de vue vient souvent de l’establishment, des banques ou institutions financières, il est donc parfois difficile de percevoir le fond de leur pensées puisqu’ils sont tenus à des impératifs de communications strictes. Exemple de cette ambiguïté : on entend souvent que les dirigeants de grande institution financières très critiques vis-à-vis de Bitcoin possèdent personnellement des bitcoins. Ceux-là développent souvent leurs propres blockchains « autorisées » ou complètement « privées ».

Le point de vue rationnel se trouve entre ces deux extrêmes. Il existe de nombreuses architectures possibles entre, d’un coté, Bitcoin qui prends le parti du « zero confiance » et de l’autre coté, on arrive à ce qui existait déjà : une base de données partagée. Chacune de ces architectures aura des caractéristiques propres (sur les conditions pour qu’elle fonctionne et sur ce qu’elle permet de faire à ces utilisateurs). Comme souvent en informatique c’est une affaire de compromis : par exemple ce qu’on perd en performance, on le gagne en robustesse et vice-versa. Ici la vision des « maximalistes » est souvent faussée : ils mesurent l’intérêt d’une architecture donnée par son seul degré de nouveauté par rapport aux systèmes actuels. Dans ce contexte, évidemment Bitcoin gagne haut la main. Ce n’est pourtant pas toujours le plus adapté à toutes les applications.

Concrètement, je pense que tout système qui se veut global et ouvert, aura beaucoup de mal à exister face à Bitcoin qui devrait donc continuer à jouer un rôle prédominant. Mais certains systèmes n’ont certainement pas vocations à être à la fois globaux et ouverts, et pour ceux-là Bitcoin n’est pas l’unique ou le meilleur choix.

Comment vois-tu l’avenir de la recherche sur le sujet, et des objets étudiés ?

Pour Bitcoin en particulier, il y a déjà pas mal de recherches liées aux aspects de confidentialité sur l’analyse de la blockchain et du réseau peer-to-peer. Je pense que cela va continuer, il y a une énorme base de connaissances en data mining qui trouve ici un nouveau champ d’application. Les problèmes de performance et d’extensibilité (« scalability ») font actuellement l’actualité, mais un point plus crucial qui devrait concentrer beaucoup d’attention dans l’avenir est le « block reward », le montant de nouveau bitcoins qui vont au mineur de chaque bloc. Plus précisément sa réduction, voir son absence à long terme, pose des questions qui me paraissent assez fondamentales, comme la possibilité d’avoir un « marché des fees » qui fonctionnent ou pas. Je rappel que sans « block reward », si un mécanisme naturel ne se met pas en place pour le compenser par les frais de transactions, c’est l’incitation des mineurs et donc la sécurité de la blockchain qui est remise en cause.

Plus généralement, on sait encore très peu comment concilier les besoins de confidentialité des individus et des entreprises dans le monde réel, avec la transparence nécessaire à un système décentralisé ou chaque participant doit pouvoir vérifier la validité de ce qui s’y passe. Cette contradiction a, je pense, ralenti l’adoption de cette technologie dans certains secteurs, comme le monde financier. Il existe déjà des pistes (je travaille personnellement sur certaines) et il y aura certainement beaucoup de recherche dans cette direction.

Quand à la science économique en générale, elle me parait souvent peu à même d’étudier le phénomène correctement pour l’instant, donc j’imagine qu’il y a énormément de recherches voir de remises en cause à faire dans ce domaine.

Crédit Photo : Emilien Etienne

  • Julien

    Super interview ! Merci beaucoup.