A peine propulsé dans l’espace médiatique, le bitcoin a dégagé un parfum de souffre. Il ne s’agit pas ici de plaider mais d’examiner le rapport entre deux arguments essentiels : le bitcoin servirait à des trafics sales ; il ne serait pas régi par une autorité souveraine. Les deux critiques sont cependant sans rapport : le dollar reste la monnaie préférée des narcotrafiquants et les monnaies virtuelles, pas davantage que les greenbacks, n’ont été conçues spécifiquement à leur usage.
Si la cyber-monnaie n’est pas soumise à l’autorité d’un souverain, c’est que son cyber-espace de circulation ne l’est pas non plus. Un espace hors souveraineté n’est pas forcément une exception historique : avec quelle monnaie payait-on dans le désert entre deux royaumes ? ou dans l’enclos sacré d’un temple ?
Notons d’abord que dans l’histoire et dans leur domaine de souveraineté les rois n’ont pas souvent été aussi regardants que de nos jours : l’argent n’a pas d’odeur déclara Cesar Vespasien. Tellement que c’est l’argent du roi qui pourrait bien être l’argent sale, ou impur, du moins là où s’opère la distinction du licite et de l’illicite, du sacré et du profane.
Quand Jésus déclare rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu il répond à la question (peu innocente !) de savoir s’il est licite pour un juif de payer l’impôt romain. Certes ce denier d’argent porte l’effigie de l’empereur Tibère, mais puisque vous vivez avec cette monnaie (vous l’avez en poche) payez son dû à celui qui frappe cette monnaie. Quant à Dieu c’est bien autre chose qu’il vous demande.
D’où l’autre épisode évangélique concernant l’argent : celui des marchands (et changeurs) chassés du Temple par Jésus, épisode souvent présenté de façon simpliste comme une condamnation de l’esprit boutiquier et de l’appât du gain. Par sa colère soudaine, le Nazaréen s’en prend à l’esprit de traffic entre l’homme et Dieu tel qu’il le voit à l’oeuvre à Jérusalem plutôt qu’au signe monétaire.
Car il y a bien trafic et change. Les israélites âgés de vingt ans devaient payer annuellement pour l’entretien du culte un impôt du temple d’un demi-shekel, soit 5 grammes d’argent (Exode XXX – 11, 16). Or Jérusalem n’a jamais été autorisée par les romains à frapper ces demi-shekels. L’évangéliste Matthieu rapporte d’ailleurs (XVII, 23) que le montant de cet impôt était d’un didrachme, une monnaie grecque. Les pèlerins avaient en poche des monnaies grecques, ou romaines, ou des pièces de cuivre que les potentats locaux alliés de Rome avaient la permission de frapper.
On lit parfois que les autorités du Temple exigeaient que l’on change ces monnaies contre la monnaie du sanctuaire. Mais le Temple, pas davantage que Jérusalem ne frappait de monnaie qui aurait été plus propre. Cela aurait été inutile aux yeux des pharisiens ; d’ailleurs un passage de la Mishna conduit à penser que la monnaie elle-même n’a rien d’impur mais l’usage qu’on en fait peut conduire à l’impureté. Il fallait simplement que la pièce fit 5 grammes d’argent. Il fallait non que l’argent soit pur, mais que le compte soit bon.
On se servait pour l’opération de change du demi-shekel de la ville libre de Tyr, aussi appelé didrachme dans les textes grecs. C’est cette monnaie de Tyr qui était la monnaie du Temple et c’est contre cette pièce ( qui avec son aigle peu biblique et la figure du dieu local, un Hercule nommé Melkart, avait un caractère tout païen ) que les pèlerins devaient échanger ce qu’ils avaient en poche: denier romain, drachme attique, petit cuivre local.
La réalité c’est d’abord que l’aristocratie du Temple voulait recréer, en petit, un espace de souveraineté enclavé dans le vaste empire de Rome et non doter son peuple d’un instrument communautaire ! C’est ensuite que l’impôt précédait et asseyait cette tentation de recréer de la souveraineté, c’est enfin que le change permettait une seconde prédation.
Reveons au bitcoin. Il n’est pas la seule ni la première monnaie sans souveraineté : sous l’ancien régime, nos rois ont concédé à des seigneurs locaux le droit de battre des monnaies qui circulaient en dehors de leurs terres ; dans le passé des monnaies ont été émises par des villes libres – comme Strasbourg – dont la souveraineté ne se comparait pas et de loin à celle du Royaume de France. Aujourd’hui, on pourrait dire du Franc CFA qu’il est une monnaie sans souveraineté, et sans doute des DTS » du FMI qu’ils sont une quasi-monnaie sans souveraineté.
Non, le propre du bitcoin n’est pas d’être une monnaie sans souveraineté, c’est d’être une monnaie sans impôt. Or historiquement, il n’est pas bien certain que la monnaie précède toujours l’impôt. Viennent en premier la guerre, la solde des troupes, l’impôt. Dans les colonies, l’instauration de l’impôt fut le meilleur moyen d’établir l’économie monétaire et les marchés.
Pour résumer plaisamment la chose, il faut relire l’un des épisodes les plus fins d’Astérix: le Chaudron. Moralelastix, un chef gaulois un peu collabo confie à Asterix la garde d’un chaudron contenant son trésor, pour ne pas avoir le remettre aux romains en paiement de l’impôt. Puis, durant la nuit, il vole ledit chaudron. Asterix, déshonoré, se retrouve contraint de trouver le moyen de remplir à nouveau le chaudron. Pour cela il va falloir gagner de l’argent.
Finalement, bien loin du rendez à César... les gaulois ne trouveront pas de meilleur moyen que de détrousser le collecteur romain, et découvriront alors qu’il transportait… les sesterces volés, que l’infâme Moralelastix après son forfait avait ignominieusement remis aux romains.
En somme Asterix découvre que l’impôt précède le travail, et qu’il rend obligatoire l’usage de la monnaie de celui-là même à qui l’on paye cet impôt. En revanche jusqu’à la fin de l’album, Obélix qui figure ici le primitif, se refuse à comprendre pourquoi il fallait remplir d’abord de monnaie un chaudron qui devait finalement contenir le repas.
Mais si nous oublions notre anarchisme gaulois, échapper à l’impôt est-il souhaitable? À titre individuel c’est à chacun de répondre. Pour la communauté des bitcoiners, c’est moins sûr.
L’impôt sur une monnaie fiat paraît relever naturellement du commandement évangélique: la monnaie fiat est bien celle de César. Or le denier d’argent était une monnaie minée. César pouvait bien y imprimer son effigie, il ne pouvait (sauf altération) en multiplier les signes. La monnaie minée est une monnaie rare. Il importe de la faire circuler, d’en empêcher l’enfouissement.
La singularité du bitcoin, la voilà : c’est une monnaie minée qu’aucun impôt (à ce jour) ne vient brasser. Sans conséquence pour les petites monnaies virtuelles, destinées à une vie locale ou communautaire, cette absence de pompe à phynance pourrait bien s’avérer un handicap pour la circulation bitcoin, s’il doit être le dollar virtuel de l’avenir et la monnaie des monnaies…
Payer des impôts sur ses gains en bitcoins, mais les payer en dollars ou en euros ( comme payer une pizza en bitcoins mais après une opération de change) ce n’est pas encore disposer d’une monnaie indépendante.
Peut-être donc, à défaut de payer l’impôt à César, faudra-t-il payer un jour une sorte d’impôt à Ubu?
CETTE ARTICLE A ÉTÉ INITIALEMENT PUBLIÉ SUR LA VOIE DU BITCOIN