Cet article inaugure un nouveau genre sur Le Coin Coin : la Reprise. L’objectif est de reprendre un article sur les cryptomonnaies pour le mettre en face des faits et lutter contre la désinformation qui sévit lourdement sur le sujet. (par méconnaissance ou vilenie)
En juillet 2015 a été publié un texte à charge, le bitcoin contre la révolution des communs, signé par Denis Dupré, Jean-François Ponsot et Jean-Michel Servet. On le trouve en ligne sur le site d’archives ouvertes pluridisciplinaires HAL, qui se présente comme destiné au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche.
Ce texte annonce assez rapidement une position frontalement hostile. Comme souvent, ce positionnement s’avère assez peu pertinent pour juger d’une nouveauté.
Dès les premières lignes, sur un problème de comptage (la question du nombre réel de transactions authentiques en bitcoin est au demeurant parfaitement légitime et opportune) le lecteur découvre une assertion curieuse – même si reprise du Financial Times – semant le doute sur la réalité du nombre en faisant l’hypothèse d’erreurs statistiques du fait de double prise en compte. Toute personne ayant passé une demi-journée sur le sujet tombe ici de sa chaise, tellement le problème du double spent est central dans l’architecture même du système. De là, on passe à un second doute méthodologique aussi incongru : le bitcoin ne serait qu’un exemple de crypto-monnaies parmi 500 autres substituts de monnaie de ce type.
Et les chercheurs d’avouer qu’ils ne se focalisent sur le bitcoin que parce que celui-ci est le mieux médiatisé, par la presse notamment. Ce qui ne les empêchent pas d’estropier le nom d’un journaliste….
L’article vise ensuite à démontrer que le bitcoin n’est pas un commun. Rien de renversant. Chacun a compris qu’il était régi sinon régulé par une sorte d’hashocratie. En théorie chacun peut miner, mais la barrière à l’entrée due au coût de l’infrastructure est bel et bien là. C’est un point réel, mais les tenants de la monnaie de banque ont-ils la moindre légitimité pour dénoncer oligopoles et barrières à l’entrée ? Reprocher ensuite aux mineurs le fait qu’ils se sont enrichis sur le système mais ne dépensent rien pour l’améliorer et le protéger en donnant ici la parole au promoteur d’un CoinPunk qui a tout d’une expérience vite avortée, puis, dans une envolée sentimentale conclure que le bitcoin s’oppose ainsi à d’autres crypto-monnaies s’affichant comme coopératives ou solidaires… tout ceci est une répétition dans l’ordre des monnaies cryptographiques d’un sentimentalisme villageois déjà usé dans le monde du papier-monnaie avec les monnaies locales souvent plus folkloriques que complémentaires.
Faut-il poursuivre ? Quand on lit qu’il est difficile ici de ne pas penser à une pyramide de type Ponzi on est bien enclin à penser qu’avec autant de parti pris et aussi peu d’information technique, il serait presque sidérant qu’aucun des trois ( !) auteurs n’ait eu soudain une idée aussi commune. (sur le sujet lire l’article de Jean Paul Delahaye)
Plus sérieuse est la réfutation de l’idée que le bitcoin s’inscrirait dans un schéma à la Rifkin, de gratuité des ressources informatiques. Evidemment, le bitcoin a un coût. Que l’on réfute Rifkin si l’on veut, mais pourquoi imputer au bitcoin son manque d’une volonté politique forte de transformation solidaire des activités de production, d’échange, de financement et de consommation comme si les seules axes de transformation possibles et désirables étaient ceux que les auteurs ont en tête eux-mêmes ? D’autres qu’eux peuvent souhaiter anonymiser leurs achats de bien culturels, leurs stockages de données ou leurs échanges d’information. Cela ne rendra pas le monde plus solidaire ? Soit. Mais cela le rendra davantage respectueux de la vie privée. Chacun son combat.
Abordant la participation de « barons du bitcoin » à des affaires qui les ont conduits sous les verrous, les auteurs se lâchent : C’est un peu comme si des gouvernements de banques centrales (pas tous évidemment) participaient à des affaires mafieuses. Oui, oui, c’est cela. La ressemblance est criante. Mais ne met-elle pas en lumière une certaine différence des traitements que les autorités, les tribunaux, la presse et les universitaires (qui lisent trop la presse) réservent aux faits et gestes des uns et des autres ? On commence à voir des patrons de banque devant les tribunaux. Lentement. Pour l’instant ils sont encore innocentés. Cela n’enlève rien au malaise qui saisit les citoyens devant l’emprise de Goldman Sachs sur le finance européenne, ou celle de l’Elysée sur le système bancaire français.
Et dans l’affaire Silk Road, pour en parler brièvement puisque les auteurs lui consacrent de longs développements, l’un des agents du FBI ne se comportait-il pas comme son gibier ?
Au total, rien de nouveau par rapport à la littérature canonique des tenants des monnaies locales, mais une énorme confusion. Nul ne dit que le bitcoin soit un « commun » en visant l’unité de compte du protocole. C’est le protocole et son registre, parfaitement reproductibles (les coins solidaires ou non sont souvent des forks ou des scams) qui sont des communs !
En revanche, « mon » bitcoin, dont l’adresse est mise au secret dans mon wallet (et non confiée stupidement à un baron douteux) est raisonnablement à moi, même si des tribunaux (japonais) ont semblé en douter : il l’est davantage en tout cas que mes euros déposés en banque et qui ne m’appartiennent pas puisque (les auteurs le savent-ils ?) l’unicité de compte de la banque, et le droit cambiaire, ne m’attribuent finalement qu’une créance fongible sur un établissement commercial doté de monopoles inouïs et désormais sans réelle contrepartie depuis la disparition de fait de la garantie des dépôts ? Que cette créance soit finalement représentée par un bout de papier aux couleurs de « ma » ville ou de « ma » région ne change rien, cet argent ne sera pas à « moi ».
On donnera acte aux auteurs de ce que le bitcoin n’est pas géré démocratiquement au sens d’un débat participatif permanent. Mais la gestion idéalisée (et procédurière) des monnaies locales complémentaires, pour lesquelles les décisions sont prises à chaque niveau par des collectifs représentant chacune des parties prenantes : les utilisateurs, les prestataires de biens et services acceptant ces moyens de paiement, les collectivités locales soutenant le projet et les organisations financières recevant le dépôt de garantie permettant l’émission des titres de paiement expliquerait à elle seule le destin désespérément marginal de ces petits « jeux de la marchande » tant prisés des faiseurs de systèmes.
Le bitcoin ne serait pas une monnaie.
Selon les auteurs, si le bitcoin n’est même pas une monnaie la raison n’est pas parce ce qu’il est un instrument dématérialisé, mais parce qu’il s’agit d’une monnaie privée détachée de la notion de bien public et déconnectée de toute autorité souveraine assurant sa liquidité et sa pérennité. Là tout historien ricane. De faillite en faillite, les rois puis les républiques nous ont tellement peu habitués à la pérennité des choses qu’il a paru finalement sages de leur arracher la chose des mains. Napoléon (qui venait après la déroute dite du tiers consolidé) jugeait que la Banque de France devait être dans la main de l’Etat mais… pas trop. On confie aujourd’hui la monnaie à une autorité opaque et non démocratique, et la régulation des banques à des banquiers issus du privé. Depuis le vingtième siècle, la population s’est habituée au franc de quat’sous.
Les auteurs, pourtant, ont sur la monnaie une culture manifeste. Ils récusent le fable/farce du troc primitif, mettent correctement l’accent sur le rôle de la pompe fiscale ; d’autre part les faiblesses de l’euro ne sont pas dissimulées. Dès lors, songe-t-on, pourquoi tant de haine vis à vis d’une expérience qu’ils pourraient tranquillement ignorer si elle n’est pas à leur goût ?
Le bitcoin ne serait pas non plus au service de la production et de l’économie réelle et détruirait les communs
Voici le point central. La distinction entre économie financière et économie réelle est essentiellement moralisante. L’hypothèse d’économie monétaire de production signifie que la monnaie doit être au service de l’économie réelle. Sur ce point, je pense que les auteurs auraient pu développer. Car le bitcoin est dans une situation aujourd’hui paradoxale. Comme saint Eloi dans la chanson, il n’est pas mort. Pour autant il n’a pas trouvé de façon clairement admise par tous son véritable use-case, hésitant selon les utilisateurs, les auteurs, les entrepreneurs entre plusieurs vocations plausibles, plus ou moins compatibles entre elles. Toute la charge des auteurs fait mine de croire que l’ambition du bitcoin vise à supplanter à la fois le dollar, l’euro, le yuan, le sol-violette de Toulouse, le miel de Libourne et le billet de Monopoly. Leur fureur est donc un peu vaine.
Le bitcoin détruirait l’état
Pour le reste, la fin du texte est moins une étude qu’une thèse politique : les promoteurs du bitcoin veulent détruire l’Etat. On sent venir le procureur. Mais le premier exemple donné par les auteurs est on ne peut plus comique : le bitcoin a pu permettre à certaines fortunes d’origine douteuse, notamment russes, de fuir Chypre lors du blocage des capitaux dans la crise chypriote en 2013. Or qui a détruit quoi en l’affaire ? La principale exaction aux règles de droit a-t-elle été le recours au bitcoin, ou la ponction, sans délibération parlementaire et sur un ordre venu de l’étranger, dans des comptes en banque ouverts par des propriétaires (douteux ou non, russes ou martiens) qui croyaient avoir réalisé des dépôts bancaires dans le cadre d’un Etat de droit ?
La conclusion est hallucinée : Sous contrôle, alors que les transactions sur le bitcoin sont en sévère recul en 2014, de « bonnes » crypto monnaies pourraient chasser la mauvaise – en étant au service de collectivités susceptibles alors de véritablement promouvoir les communs.
Les auteurs ne sont pas les seuls à penser que les transactions sont en recul (le Figaro l’a écrit, curieusement, à la même époque…) mais c’est faux. L’idée de bricoler des petites cryptos comme on a bricolé des petits bouts de papier-monnaie locaux n’est pas totalement absurde. Cela ne sauvera pas le monde. La monnaie locale permet d’afficher de bonnes intentions (manger sain, acheter local, promouvoir des circuits courts) auquel nul n’a rien à redire mais que chacun peut aisément mettre en œuvre sans monnaie locale. Elles offrent surtout l’occasion aux élus locaux de prendre la défense du terroir lors des comices agricoles, pour faire oublier qu’à Paris ou à Bruxelles ils ont (volens nolens) ouvert tout en grand les frontières, accepté les tunnels et les autoroutes, fait sauter toutes les protections, et parfois rendu illégales les clauses de préférences locales.
Quand bien même ces monnaies locales fonctionneraient sur des blockchains autres que celle du bitcoin (ce qui aurait un coût) elles auraient sans doute encore besoin d’une monnaie pivot entre elles et le bitcoin serait évidemment la mieux placée. Mais la plupart des monnaies locales ont des capitalisations qui rendent tout à fait illusoire l’entretien d’une blockchain. Il sera temps de comprendre que celle de Bitcoin est effectivement un commun, et d’en payer d’une façon ou d’une autre le coût d’entretien.