La semaine dernière, un bref communiqué de la People Bank of China (中国人民银行), la banque centrale chinoise, a suscité un certain nombre d’articles à la fois dans la presse généraliste mais aussi sur des sites spécialisés annonçant que la Chine était sur le point de créer sa propre cryptomonnaie étatique. Dans un contexte de concentration de mineurs dans un pays connu pour son régime autoritaire et dont l’économie envoie des signaux de plus en plus alarmants, la nouvelle avait de quoi inquiéter : le gouvernement déteste la concurrence, et que se passerait-il s’il décidait tout simplement de s’attaquer aux utilisateurs de Bitcoin et aux mineurs sur son territoire ?

Dans cet article, Wang Chun, avec lequel mes lecteurs ont déjà fait connaissance, envisage ouvertement cette possibilité :

Right now it’s too early to see what effect PBOC’s move will have on China’s bitcoin community, they could decide to let bitcoin co-exist with its own digital currency, or chose to crack down on it.

Il est encore trop tôt pour voir les effets de l’annonce par la PBOC sur la communauté Bitcoin, ils peuvent tout aussi bien décider de laisser Bitcoin coexister avec leur propre devise, ou bien réprimer son utilisation

Alors, le clash entre l’idéal décentralisée et anarchiste de Bitcoin et sa némésis opportunément incarné par un régime autoritaire à la tête d’une superpuissance économique aura-t-il lieu ? La réalité est malheureusement moins spectaculaire. Le communiqué original est en effet imprécis et brouillon au possible, et on y trouve sous une épaisse couche de langue de bois soviétisante typique des communiqués officiels de la Chine communiste bien peu d’indications concrètes sur ce projet de cryptodevise étatique. Par ailleurs, certaines affirmations du communiqué apparaissent en contradiction totale avec la position officielle de l’institution concernant Bitcoin, qui, comme je le rappelais dans un précédent article, n’a jamais été démentie officiellement.

Le communiqué du 20 janvier

Précisons tout d’abord de quoi retourne ce fameux communiqué. Publié le 20 janvier sur le site de la PBOC, il s’agit de la conclusion d’une conférence qui s’est tenu le jour-même à la PBOC, avec des représentants de Deloitte, et Citigroup, autour du sujet des « monnaies numériques » et des opportunités qu’elles représentent pour l’institution.

Ce communiqué est ensuite rapidement repris par Xinhua, l’agence de presse officielle de la Chine populaire, puis par divers sites d’informations chinois dans des versions plus ou moins réécrites et/ou tronquées. Le terme 比特币, « Bitcoin », n’apparaît explicitement ni dans le communiqué de la PBOC, ni semble-t-il dans ses multiples reprises en chinois.

A peine quelques heures après le communiqué original, on trouve une dépêche Reuters qui résume le contenu de la dépêche originale en anglais, et ajoute une référence explicite à Bitcoin qui n’existe pas dans le communiqué chinois.

Néanmoins, quelques indices désignent implicitement Bitcoin dans le communiqué original. Notamment, le terme 区块链 (qukuailian), « Blockchain », qui apparaît en tout et pour tout une seule fois dans tout le communiqué :

会议指出,随着信息科技的发展以及移动互联网、可信可控云计算、终端安全存储、区块链等技术的演进,全球范围内支付方式发生了巨大的变化,数字货币的发展正在对中央银行的货币发行和货币政策带来新的机遇和挑战。

La conférence a montré qu’à la suite de l’évolution des télécommunications, y compris l’internet mobile, de l’apparition de cloud computing fiable et contrôlable, de l’amélioration de la sécurisation des terminaux de données, de l’invention de la blockchain et d’autres évolutions techniques, les moyens de paiement connaissent des bouleversements profond partout dans le monde, et l’essor des monnaies numériques représente actuellement un défi et une opportunité pour les monnaies fiat émises par des banques centrales et leurs politiques monétaires.

Toutes mes excuses pour la lourdeur de cette phrase, mais je tenais à faire sentir à mes lecteurs non sinisants la grâce et la légèreté du chinois bureaucratique. Toujours est-il que le mot Blockchain apparaît au milieu d’une énumération à la Prévert de différentes évolutions technologiques de ces dernières années qui, sans être absolument sans rapport avec Bitcoin, sont loin de s’y rapporter exclusivement. En abordant le texte avec un esprit vierge de tout préjugé, on pourrait même interpréter autrement ce communiqué, et supposer qu’ici le terme « monnaie numérique » renvoie à un certain nombre de nouveaux moyens de paiement électroniques et mobiles apparus ces dernières années, dont Bitcoin n’est qu’un cas particulier.

Cette ambiguïté n’est jamais levée dans la suite du communiqué, qui continue d’accumuler les approximations dans le même style pachydermique, si bien que même après plusieurs lectures il semble impossible de dire exactement en quoi consiste le projet de la PBOC.

Des réactions sceptiques sur le net chinois

Contrairement aux articles cités plus haut, qui semble admettre sans réserve la lecture qui ferait de ce communiqué une directive officielle pour l’adoption d’une crypto certifiée PCC, les réactions des internautes et blogueurs chinois ont été plus nuancées. J’ai notamment lu avec intérêt le commentaire de Chen Gang, un journaliste économique et blogueur basé dans la ville méridionale de Shenzhen, qui relève dans ce communiqué 4 points « douteux » :

  1. L’association d’un gouvernement chinois à tendance protectionniste avec Citigroup, une banque américaine, et Deloitte, un cabinet d’audit lui aussi américain, autour d’un projet qui touche de si près des questions de souveraineté nationale surprend Chen Gang. Il estime par ailleurs que l’envergure d’un tel projet dépasse de très loin les capacités et l’expérience de Citigroup ou de Deloitte dans le domaine.
  2. Il y a un flou sur la terminologie employé. Le texte emploie de façon quasi interchangeable trois termes différents :
    • 数字货币 (shuzi huobi) : monnaie numérique (digital currency)
    • 电子货币 (dianzi huobi) : monnaie électronique
    • 加密货币 (jiami huobi) : cryptomonnaie
    La traduction anglaise dans la dépêche Reuters complique encore un peu les choses en utilisant le terme virtual currency, qui n’apparaît pas du tout dans le texte original.
    Ainsi comment faut-il comprendre cette phrase, qui a fait couler beaucoup d’encre ces derniers jours :
    会议要求,人民银行数字货币研究团队要积极吸收国内外数字货币研究的重要成果和实践经验,[…] 争取早日推出央行发行的数字货币。
    La conférence est arrivée à la conclusion que le groupe de recherche sur les monnaie numérique de la PBOC doit s’approprier activement les principaux résultats de la recherche menée en Chine et à l’étranger sur les monnaies numériques et des expériences concrètes actuellement en cours […] et s’efforcer de sortir au plus tôt une monnaie numérique émise par une banque centrale.
    Soit on comprend ici que monnaie numérique signifie en fait cryptomonnaie, et donc qu’en effet le projet de la PBOC est de créer une crypto étatique, soit il ne s’agit que d’une monnaie numérique centralisée dont les caractéristiques ne sont ici pas définie.
    Une crypto impliquant une structure décentralisée, et le Parti étant peu suspect de sympathies anarchistes, la 2e solution est plus plausible.
  1. La contribution exacte de Deloitte et Citigroup sur ce projet n’apparaît nulle part. Et quelle aide pourraient-ils fournir à un projet de crypto étatique de toute façon ?
  2. Enfin, un point important : ce communiqué ne fait aucune mention de la position officielle de la PBOC sur le statut de Bitcoin. Jusqu’à démenti officiel, Bitcoin est aux yeux de la PBOC et des autorités chinoises un bien qui peut être échangé, mais qui n’a pas le statut de monnaie. Or si la PBOC avait effectivement pour projet de s’en inspirer pour créer sa propre crypto, elle devrait probablement dans un premier temps changer sa position officielle sur le statut de Bitcoin, ce qu’elle n’a pas fait ici.

Conclusion : quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt.

En l’absence d’un nouveau communiqué officiel qui clarifierait la situation, il me paraît bien imprudent d’avancer que la PBOC ait le moindre projet concret pour remplacer le yuan par une monnaie ressemblant même de loin à Bitcoin. Le communiqué du 20 janvier, en plus d’être écrit dans le style imbitable propre à toute communication officielle du Parti, entretient savamment le flou sur le statut officiel de Bitcoin, ainsi que sur la nature exacte de ce fameux projet de « monnaie numérique nationale ». Bref, en ce qui concerne les crypto, ce communiqué me paraît absolument nul et vide de tout contenu. De la pure diarrhée verbale de bureaucrate à usage purement interne. Poubelle.

En revanche, l’idée que le cash doit être éliminé et remplacé par une monnaie électronique sous le contrôle des autorités semble faire son chemin, et les communistes se trouvent étonnamment en harmonie avec le vieux monde capitaliste sur ce point. Et en dépit de tous les discours sur l’adoption du capitalisme par la Chine rouge, ce ne sont pas vraiment les communistes qui se sont alignés sur leurs ennemis héréditaires sur cette question…

<Maj 01/02> : correction de la terminologie en français, en remplaçant l’anglicisme monnaie digitale par monnaie numérique. En résumé : 数字货币 = digital money/currency = monnaie numérique.

  • Merci pour l’analyse précise du communiqué chinois, souvent les traductions sont déformées.

    • De rien, mais ce n’est pas qu’un problème de traduction, le texte d’origine est affreux.
      Même si ce communiqué n’a pas grand rapport avec Bitcoin, il soulève la question de la suppression du cash. En Chine les nouveaux moyens de paiement notamment par téléphone sont devenus extrêmement populaires, j’ai entendu par des amis que dans les grandes villes il y a de plus en plus de commerces qui les favorisent ouvertement par rapport au cash. Les géants du net chinois, notamment Tencent et son app phare WeChat, ont développé en à peine quelques années tout un écosystème extrêmement bien foutu.
      On m’a donné l’exemple récemment d’un coiffeur pékinois qui refuse le cash, car à chaque fois qu’un client le paie en utilisant WeChat ça lui fait de la publicité sur les réseaux sociaux. J’ai eu d’autres échos sur le fait qu’il devient de plus en plus facile de payer absolument tout avec son téléphone dans les grandes villes, et de plus en plus difficile en cash par contre.

      Le problème c’est que le 数字货币 est aux antipodes de Bitcoin philosophiquement parlant…

  • Julien

    Merci pour le post qui clarifie définitivement cette info. En gros, nos amis chinois sont à fond sur le paiement mobile/électronique. Il ont une fine équipe au sein de la Banque de Chine qui essaie d’innover. Super. Donc a affaire à des monnaies centralisées et backées sur le Yuan. Rien de très excitant. Tant qu’ils se mettent pas à ban bitcoin, tout est ok, et une annonce comme ça n’est pas a exclure, qui sait ?

    Faut vraiment se méfier des médias ricains complètement allumés : si leurs écrans se mettent à clignoter dès d’un cadre de la Banque de Chine crache par terre, on va pas s’en sortir.

    Ceci étant dit, le terme « blockchain » est mentionné, c’est à noter. Pendant que Christine du FMI essaie de rassurer les banques, Toomas Ilves, le président de l’Estonie, en parle avec un peu plus de sérieux au parlement européen : youtube.com/watch?v=CSuW4Ew1Wok&feature=youtu.be&t=21m57s