Le bitcoin et son histoire (déjà) ancienne
Il n’y a pas si longtemps, ce que les gens qui ne sont pas trop techniciens écrivaient sur le bitcoin pouvait s’ordonner selon deux axes. Autour de son cours (certains pensant que cela va monter indéfiniment, d’autres que c’est une Ponzi, ça ne repose sur rien, ce n’est pas garanti, on vous l’aura dit) et autour de ses attributs.
Ce deuxième débat était un peu plus riche quand même, parce que Monsieur Aristote avait placé les jalons. Il suffisait de prouver que le bitcoin était (ou n’était pas) un étalon pour compter la valeur révélée par l’échange, une contrepartie métaphysique d’objets physiques échangés sur le marché, et enfin une réserve de valeur dans le temps et dans l’espace.
Tout cela était un peu répétitif, à la longue. Les techniciens parlaient de leurs incompréhensibles exploits. On parlait peu des usages possibles, concrètement.
Chronique d’une mort annoncée (peut-être un peu vite)
Or pour redescendre sur terre (ce qu’Aristote recommande d’ailleurs vivement) le talbin normalement fait le tapin et court les rues. La couleur des billets est l’une des premières découvertes du voyageur dans un pays étranger avec celle des taxis. Or force est de constater comme disait Madame Chazal qu’on ne voit guère le bitcoin au marché. Cela devient gênant, même si l’espoir (soutenu par Davos qui voit le bitcoin mainstream en 2027 ) fait vivre.
En juin 2014 Tim Swanson publiait une note intéressante, a marginal economy versus a growth economy. Devenu directeur du marketing au R3CEV il a publié en juin 2015, après l’annonce faite par BitPay de son changement de stratégie, un billet intitulé a pre-post-mortem on bitpay aussi documenté que déprimant. Swanson estimait avoir eu raison un an plus tôt en soulignant l’absence de corrélation entre le taux d’équipement des marchands et la progression des paiements en bitcoin.
Pourquoi se servir du bitcoin ? Jusqu’à présent on avait entendu deux arguments : ce serait moins cher et ce serait plus discret. A l’épreuve des faits, c’est trop peu.
Moins cher ? Pour les transferts internationaux sûrement (encore que?) , pour faire les courses on peut en douter. En acceptant le bitcoin, les commerçants qui subissent les frais de Visa récupèrent une marge non négligeable, mais les a-t-on déjà vus en faire profiter le client qui paye en cash? On est renvoyé à la situation décrite avec BitPay : plus de commerçants acceptant le bitcoin que de clients désireux de payer avec. Dans une chronique publiée en juin dernier, JP Konig se demandait pourquoi le bitcoin a raté son décollage comme instrument de paiement et étayait cela par des chiffres décevants.
Plus discret ? Le bitcoin ne permettrait aux masses d’échapper à la surveillance de masse que si des solutions de masse (cartes prépayées) étaient proposées et assez faciles à employer. C’est le credo de l’ancien banquier Evander Smart. Passons sur le fait que c’est légèrement contradictoire avec le point précédent (se passer de Visa). Je crois que c’est un argument à côté de la plaque, un argument de ghetto, un truc de mec comme disent les femmes.
Un truc de mec ?
Les femmes n’ont rien à cacher, ou en tout cas elles sont bien moins nombreuses dans cette situation que les hommes : voyez les ratios d’Ashley Madisson.
Une étude de CoinDesk cherchant qui sont les utilisateurs de bitcoin répondait qu’ils étaient young [25-34], pale, techie and male [90%]. Or le poids des femmes (courses et « shopping ») est énorme dans les actes d’achats, surtout en transactions unitaires. On a pourtant peu glosé sur leur absence, sauf à dire avec un fatalisme facile que la situation était peu ou prou comparable dans le développement, la techno et l’informatique. Ce qui est terriblement réducteur. Si, comme le pensent certains linguistes, ce sont les filles (jeunes) qui inventent et renouvèlent la langue, le bitcoin pourrait se retrouver vieux sans avoir jamais été adulte.
A part une étude de Felix Salmon dans Fusion en avril, commentée et partiellement contredite le même mois par le magazine Fortune qui citait 10 entrepreneuses, ce sujet d’une urgence criante est plutôt absent du débat. Car ce qui manque ce ne sont (peut-être pas) des entrepreneuses, mais surtout des clientes et des passionnées.
On sait bien qu’il y a peu de jeunes femmes dans les meetups bitcoin. On le regrette (un peu seulement) mais on ne semble toujours pas s’en soucier. Je souscris à l’assertion de Salmon : Unless and until women can be brought into the Bitcoin fold, broader adoption is simply not going to happen. Que le cœur des dames ne batte pas pour le bitcoin n’est cependant pas sa seule faiblesse pour servir de monnaie dans la rue.
Sa principale faiblesse, pour moi, c’est qu’il n’a pas de cœur lui-même ! Et là je ne parle pas du siège des sentiments mais de la pompe cardiaque. Le bitcoin est une liquidité qui stagne chez les mineurs ou qui circule selon une pente que lui seul, dans son confortable pseudonymat, peut connaître. Il ne circule pas (du latin circulari « aller en rond ») comme le sang dans l’organisme.
Hand to mouth
Qui sont les bitcoineurs ? Des hommes, on l’a dit, mais selon l’étude de CoinDesk, légèrement hand to mouth. Cette jolie expression (datant du 16ème siècle) signifie qu’ils vivent de façon précaire, au jour le jour, voire avec… une petite tendance à la pingrerie. Bref des jeunes gens qui ne font guère les courses, ne payent guère d’impôts (même s’ils détestent cela), et préfèrent généralement être entrepreneurs que salariés ou fonctionnaires. Dans leur praxis, comme on disait dans mon jeune temps, il manque deux éléments essentiels : le salaire et l’impôt.
En revanche, dans leur esprit il y a toute une mythologie (largement libérale) de la monnaie comme servant à des échanges entre égaux sur un marché libre d’où la puissance régalienne est miraculeusement absente (ce qui serait une situation historiquement exceptionnelle). Pour eux l’or est une convention et le papier monnaie est fondée sur une confiance dont certes l’État abuse (en faisant tourner la planche à billet) mais sur une confiance que la communauté pourrait tout aussi bien reporter sur le bitcoin et à meilleur escient. Un pur construit social.
Il faut redire ici que, historiquement, dans la « vraie vie », ce qui donne sa valeur à la monnaie de l’État, c’est que l’on doit payer ses impôts avec. Rendez à César ce qui est à César. Toute personne qui paye des impôts peut bien accepter d’être payé avec ça, puisque le percepteur prend ça. Quand on pense au poids des prélèvements obligatoires (impôts directs nationaux et locaux, droits indirects, prélèvements sociaux, charges, péages, amendes etc) sur le PNB d’un pays, oublier ce détail est une folie. Elle semble cependant étrangement fréquente.
Nous avons tous besoin de l’argent légal, c’est en cela aussi qu’il représente une dette.
L’argent légal local, l’acheteur n’a pas à l’acheter mais à le gagner. En réalité on ne doit acheter de l’argent (acheter d’autres signes monétaires avec son argent native) que lorsqu’on va à l’étranger, au casino ou au bordel. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le bitcoin trouve naturellement sa place dans le jeu et le libertinage en ligne.
Une majorité des commerçants qui reçoivent du bitcoin le revendent immédiatement : ils ne gagnent donc pas du bitcoin, et quant à leurs clients, qui croient acheter en bitcoin, en réalité ils vendent seulement leurs bitcoins sur une plateforme. Il n’y a pas circulation.
Pour une majorité des gens l’argent légal local est perçu comme salaire, indemnité ou pension. Le mot de salaire apparaît pourtant très rarement dans la littérature du bitcoin (une exception ici). Certes les problèmes légaux ne sont pas minces. Et les expériences pilotes de salaires en bitcoin restent exceptionnelles : quelques piges, quelques heures de développeurs « au gris ». Il faudrait les développer.
Est-il interdit de faire le pari que des structures non-lucratives percevant des cotisations ou des dons en bitcoin pourraient tenter, en distribuant des petites sommes en bitcoin comme droits d’auteurs ou honoraires de traductions (sous les plafonds de TVA) d’ouvrir une brèche en réduisant au minimum les frottements fiscaux et les points de contact avec l’obligation d’opérer en monnaie légale ?
On ne saurait refuser au bitcoin ce que l’on tolère aux monnaies des SEL. On pourrait donc imaginer que des activités de type caritatives puissent également opérer légalement en bitcoin. Ce ne sont là que des pistes, mais je suggère qu’on y réfléchisse. Mieux encore : le bitcoin pourrait supporter dans le m-paiement les archaïques monnaies locales, voire servir de pivot entre elles. Il y a des pistes à explorer en ne cherchant pas à empiler les sécurités ou les fonctionnalités, mais à cerner les usages.
Où est le roi de cœur ?
L’absence de fiscalité « en » bitcoin ( je la distingue d’une fiscalité sur les gains en bitcoin) ne chagrine évidemment personne. Bien à tort. Car sans ce qu’Alfred Jarry baptisait si joliment la « pompe à phynance » il n’y a pas de circulation monétaire, n’en déplaise à ceux qui imaginent l’argent circulant gentiment dans un petit village préhistorique, juste pour simplifier les opérations de troc.
Et ce ne sont pas les fees de transaction qui vont compenser l’absence de taxe « en » bitcoin (sauf à détruire l’un de ses principaux avantages !).
Un membre républicain de la chambre des représentants, Eric Schleien, y a pensé (articles dans Coindesk en février et Forbes en mars ).
Tout pourrait changer si un État ( rien qu’un!) se montrait assez éclairé pour offrir un pack de citoyenneté numérique plus large que ne le fait aujourd’hui l’Estonie. Un pack comprenant aussi l’enregistrement des opérations légales sur la blockchain et leur conférant un legal empowerment (comme semble y songer Singapour).
Et si cet État demandait dans le cadre d’un échange gagnant-gagnant… qu’on lui verse quelques taxes en bitcoin.
Et aussi que cet État, jouant le jeu jusqu’au bout, les réinjectait non en les revendant sur une plateforme mais en finançant en bitcoin sa sécurité informatique, des développements, mais aussi des congrès sur le bitcoin, de nature à augmenter leur commun rayonnement.
Autrement dit, le fait de nature à amorcer la pompe, ce serait qu’un État, sans faire bien sûr du bitcoin sa devise nationale selon une hypothèse évoquée de-ci de-là mais qui me semble illogique, accepte une bitcoinisation, à imaginer sur un mode original : ni celui de la dollarisation totale (du genre Equateur ou Panama) ni celui d’une dollarisation partielle (tolérée par l’État mais initiée par le seul secteur privé). La relative faiblesse de la capitalisation actuelle du bitcoin éloignera les craintes de risques de crise des retraits comme celles qu’ont subies certaines économies trop ouvertes au dollar.
Tout est à inventer, bitcoin est une expérience… Au début, il suffirait d’un seul État, et normalement il y a une prime au premier qui y viendra. On songe bien sûr à l’île où l’on ne tire pas les chats par la queue… En ce cas, le pays du roi de cœur, serait finalement celui d’une reine ! On pourra l’inviter dans les meetups, cela fera une dame.
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