La Blockchain sort du bois
Quand on eut bien causé du bitcoin un peu partout et qu’on en fut las, la blockchain fit d’abord parler d’elle dans les activités de transfert de toutes sortes. On supputa les économies (quelques millions) qu’elle génèrerait sur le coût de ces activités. Ensuite, évidemment, on s’effraya un peu de ce que la blockchain pourrait coûter, par la pression sur les marges, si on ne régulait pas adroitement pour conforter les monopoles. Dégagé de ce souci, on l’évoqua pour des services de transactions contenant des informations plus complexes. On parla de la tenue de registres de smart properties. D’autres parlaient de prédictions mais songeaient sous cape aux paris…
Un beau jour, le sujet sembla muter. On venait de découvrir que la Blockchain n’était pas seulement un système de transaction mais aussi un système de consensus. Qui « sortit » le mot ? Qu’importe. La machine à spéculations s’emballa. Commentateurs, glossateurs et suiveurs étaient un peu fatigués des disruptions et des disrupteurs, après des mois passés à en remplir pages Facebook et blogs. La blockchain apporta opportunément une ultime disruption, celle des disrupteurs eux-mêmes. Elle pourrait überiser Über et tous ceux qui s’étaient servi d’Internet, foulant leurs rêves d’ados, pour centraliser à mort. Fini de pomper la valeur ajoutée de l’industrie hôtelière mondiale pour engraisser quelques retraités en Californie ou en Floride.
Le Web, rêvé il y a 20 ans comme un immense sitting virtuel avait en fait créé des monopoles comme les Rothschild n’en avaient jamais rêvé, pas même du temps du chemin de fer. Puis il avait permis l’automatisation de la mise en relation, c’est à dire du process précis où, depuis les Phéniciens, s’accapare la plus value. Fini de rire : la technologie blockchain allait permettre l’automatisation de la transaction entre brave gens et … en supprimant les tiers prédateurs.
La Blockchain devient politique
Et là, on entra dans la politique. Ces tiers, il était plus que temps de réaliser que nous vivions avec eux comme les célèbres cochons de la ferme qui se réjouissent d’être nourris gratuitement, et pire encore, que nous leur avions livré toutes nos données sans trop savoir s’ils les livreraient aux Etats par soumission ou aux hackers par sottise. Retrouvant alors ses origines libertariennes la technologie du ledger se proposa de faire tout sauter : après les banques, Facebook, et après Apple, les vieux Etats-Nations.
Certes une « administration par la blockchain » serait possible. Et même peut-être plus efficace et plus sûre, notamment pour les fonctions où l’autorité procure un service (délivrance de papiers, enregistrement des contrats). Elle caresserait notre contemporain dans le sens du poil, car chacun pourrait ajuster le niveau et le coût de tels services, du ramassage des ordures à l’éducation des enfants. Quant aux États-Nations, déjà en compétition de servitude face aux multinationales, ils se retrouveraient enfin en compétition vis à vis des citoyens et des PME qui se verraient offrir des citoyennetés à la carte. Les PME du Web pourraient choisir leurs États d’enregistrement en fonction de la plasticité des services publics (notaire, dépôt des comptes, votes sur la blockchain). Bien des services judiciaires allaient aussi se retrouver dans le viseur : la jurisprudence sur une blockchain enregistrant des précédents, le choix des arbitres sur la base de leur réputation…
Un vieux rêve
Mais au delà des fonctions de service de l’Administration, un Gouvernement par la Blockchain est-il possible sans un changement radical et peut-être peu avouable ?
Certes il donnerait corps au vieux rêve d’en finir avec la vieille politique comme l’écrit Gaspard Koenig, de dépasser la démocratie dite représentative par des concepts nouveaux : démocratie liquide marchant par délégations de pouvoirs automatiques, ponctuelles et révocables, démocratie de mandat impératif, démocratie délégative (transitive voting).
Le concept de la démocratie liquide, soutenu par les « partis pirates » repose sur l’importation de principes de réseau distribué dans le processus de décision de démocratie directe (là où elle existe !). Pratiquement chacun peut donner sa voix à quelqu’un s’il le considère comme un expert et ce dernier pourra alors voter avec 2 voix. Cette délégation peut se faire par sujet ou entièrement mais elle est révocable a tout moment. Cela fonctionne aussi avec des sujets qui sont constamment en discussion a travers une plateforme type github. Un texte y est soumis, débattu, voté une première fois, re-débattu, jusqu’à ce que un consensus (pour ou contre) soit trouvé. Ceci a été testé en Allemagne. Des problèmes sont cependant survenus du fait d’une concentration des voix sur quelques experts, mais aussi de la trop grand place que ce système alloue en pratique aux trolls. En revanche dans un pays comme la Suisse, la tradition associative et démocratique a été jugée, par les « pirate » eux-mêmes, suffisante pour garantir le débat. Donc on allait pas reinventer la roue.
Bref la démocratie liquide ne remplace pas la démocratie directe là où elle est inconnue et risque de lui être redondante sinon.
Le pari d’implémenter cette démocratie sur la blockchain fait cependant bon marché d’un débat éthique sur les conséquences d’un tracking désormais automatisable à un niveau jamais conçu auparavant, sur des millions d’informations. Certes ces informations sont pseudonymes, mais nul à ce jour ne peut dire ce que le pseudonymat sera dans 5 ans. Certes la Blockchain peut elle être érigée en bien commun de l’humanité, mais c’est largement se payer de mots. La vérité de la chose, c’est toute la question que pose le professeur au Collège de France Alain Suppiot avec la gouvernance par les nombres, question que je n’aborderai pas ici.
Mais surtout, imaginer un gouvernement ou une démocratie par la Blockchain, c’est se fonder, peut-être inconsciemment, sur une grave confusion née d’un usage sans examen préalable du mot consensus. Or c’est bien Satoshi Nakamoto qui l’a employé, et dès le white paper de 2008 : Les nœuds […] votent en utilisant leur puissance de calcul, en exprimant leur accord vis à vis des blocs valides en travaillant à les étendre, et en rejetant les blocs invalides en refusant de travailler dessus. Toutes les règles nécessaires et les mesures incitatives peuvent être appliquées avec ce mécanisme de consensus. C’est juste à la fin du texte, le mot consensus est donc le « fin mot » de l’histoire, du moins dans la traduction française, car dans le texte original anglais c’est mechanism… différence qui prête à réfléchir !
En effet, quand on lit cette phrase, on ne peut que juger que le mot consensus a ensuite été un peu sollicité, pour en sortir de la politique et non seulement de la mécanique. Peut-être aurait-il été plus avisé de préférer, au moins en langue française, celui de certification ?
Les deux consensus
Dans un article de Grégory Corroyer (en 2013, sur le site « Démocratie et Participation ») on trouvera une riche matière pour approfondir la distinction très féconde entre un premier sens du mot consensus (identité de vue ou d’intérêt entre des parties, approbation, consentement mutuel à une même proposition) qui pourrait en gros s’appliquer au type de consensus dont on parle au sujet de la Blockchain et un second sens du même mot (concorde, convenance générale entre parties d’un tout uni dans la paix, entente en bonne intelligence, communauté de pensée et de sentiment sous-jacente au dialogue) où il serait illusoire d’imaginer faire œuvrer la Blockchain.
Pourquoi ? D’abord, mais pas uniquement, parce que la structure linéaire d’une chaine n’est pas celle d’une arborescence. Les forks doivent être élagués, comme Carthage doit être détruite. La Blockchain n’est donc pas un système enregistrant l’ensemble des arguments pour retracer un débat, avec ses équivoques et ses impasses.
C’est ici qu’il convient de rappeler aux esprits techniciens (qui aiment le if this then that, la preuve par 9 et la solution d’un problème conçue comme racine d’une équation) que la démocratie n’est pas la gestion du consensus mais justement celle des inévitables dissensus dans toute société ! Ce qui va (dans la pratique, mais ce n’est pas accessoire) avec le respect des minorités, la démocratie n’étant pas – en théorie – une dictature du bloc majoritaire…
Or la Blockchain ne peut déjà guère prendre en compte la diversité des attitudes propositionnelles, identiques ou contradictoires (en tout cas univoques), soutenues par les acteurs d’une discussion à propos d’objets communément définis. Mais elle le peut encore moins avec la friction des significations plurivoques dont disposent les participants pour cadrer le débat lui-même et interroger la portée de ses enjeux, si tant est que ledit débat n’ait pas lieu en globish ou à coups de slogans.
Autant dire que la Blockchain n’est que lointainement l’instrument d’une politique délibérative qui, parce qu’elle vise des résolutions publiques concertées, a été conçue de préférence sur le modèle de la première dimension, et qu’elle n’est pas du tout l’instrument d’un débat politique dans lequel à défaut d’entente sur le sens (exemple : le mariage pour tous !) il semble parfois aussi impossible de conclure un accord que d’acter un désaccord.
Le dissensus doit être reconnu dans son caractère incontournable, peut-être lié à quelque imperfection de la nature humaine (et je renvoie ici à ce que j’ai écrit sur Prométhée et Epimethée). Il faut même accepter la productivité du dissensus quand qu’il s’attache à la participation subversive de groupes dissidents qui viennent chambouler le consensus des dominants. Les supporters du bitcoin ( incapables en outre de se mettre d’accord entre eux sur la taille du truc…) devraient être bien placés pour comprendre cela !
Comme le rappelle Corroyer, et comme on le voit aisément sur bien des textes publiés ces temps-ci sur Internet la démocratie participative ou délibérative est marquée par la référence à des théories politiques qui font du consensus le Τέλος [la cause finale] le critère d’évaluation du débat public, défini à partir d’idéaux normatifs : égalité de tous les discours face à la critique ; contrainte de justification par la visée du bien public ; disposition coopérative à l’écoute et ouverture des préférences à la révision ; neutralité des raisons et soumission au meilleur argument.
Ce formalisme laisse grande ouverte la question de savoir si l’entente (le consensus au sens n°2) est ou non nécessaire à la visée d’un accord (le sens n°1) et prime sur lui, ce qui revient à affirmer qu’il n’y a de démocratie qu’au sein d’une communauté fondée sur la langue, la culture, l’histoire. On n’ose à peine traduire : une Nation… La position inverse, qui sera fatalement celle des tenants d’un gouvernement par la blockchain, renonce à l’existence d’un « bien commun » et se contente d’un contractualisme libéral mâtiné de déontologie procédurale.
Mais alors, comme l’avaient annoncé d’autres philosophes dès les années 90 (quand Internet prenait puissance), le débat public idéal serait dès lors celui qui élargit la base de l’accord sans en approfondir le sens et suspend les questions controversées en obligeant les interlocuteurs à n’employer que des arguments qui peuvent être agréés par les autres. Il faut bien redire que, dans la pratique, ceci s’accommode bien de l’emploi implicite du globish comme langue du débat !
Ceux qui pensent que, pour reprendre les mots de Corroyer, c’est dans le combat symbolique que s’exprime l’essence du politique, que cela a lieu par la cristallisation de clivages à travers lesquels l’identité se constitue par différence, ceux-là ne peuvent guère attendre grand chose d’une gouvernance par la Blockchain.
La démocratie, pour eux du moins, tire paradoxalement sa vitalité de la mésentente et donc du dissensus comme antagonique du consensus dans le second sens défini plus haut.
De nouveau, si le Bitcoin est subversif, ses supporters ne peuvent guère faire du consensus le but, le Τέλος du débat public.